Pensées d'un marcheur (pas toujours) solitaire.
Qu’est-ce qui fait du bien au corps, à la tête, à la planète, au vivre-ensemble et au porte-monnaie ? Un vague concept perdu dans le monde des idées ? Non. La marche. Dont celle que l’on pratique en ville, la marche urbaine. Cette dernière nous occupe ici, les pieds sur terre.
Chemin faisant, le bruit de la ville se fait plus discret, les trottoirs s’élargissent, l’espace urbain s’apaise mais conserve son effervescence, les piéton·ne·s regagnent du terrain, la pollution en perd, l’époque le veut, tant mieux. Historiquement et naturellement la ville appartient aux piéton·ne·s. Le flâneur de Baudelaire, amoureux poétique du nombre et du mouvement y trouvait son bonheur, une contemplation du fugitif renouvelée en permanence, quelle joie ! Marcher est une expérience sociale et esthétique, on se frotte aux autres et aux charmes de la ville, on laisse la possibilité des rencontres, on parle, on rit, on porte attention aux odeurs, aux détails, on laisse les surprises advenir dans le chuchotement des pas. Mais pas que.
Les pragmatiques aussi trouvent leur compte avec la marche. Les étudiant·e·s empressé·e·s, les commerçant·e·s affairé·e·s, les femmes et les hommes en route pour le boulot adoptent une marche rapide, efficace, sans fioriture. Consulter les mails sur le téléphone, manger, boire un café à grandes enjambées font partie de leurs habitudes. Le commuting version pédestre. Uniquement à pied, ou de concert avec d’autres moyens de transport, les citadin·e·s sillonnent les rues avec des motivations qui se croisent dans des flux où il faut rester alerte. Jusqu’à avoir l’impression de glisser.
On peut aller vite en marchant, il suffit de regarder les temps de parcours qui s’affichent désormais dans de nombreuses villes sur des panneaux dédiés aux marcheur·ses. Surprenant.
Observez ces lignes de désir, ces sentiers qui lézardent les pelouses urbaines et se forment spontanément sous les pas des citadin·es qui vont au plus court, au plus pratique. L’espace public n’est pas figé, il s’interprète, s’utilise et évolue sans cesse.
On goûte à la vie locale aussi, les nouvelles adresses ne passent pas inaperçues aux yeux des passant·e·s, on prend le pouls de tel ou tel quartier, on redécouvre le sien, on profite pleinement des services de la ville, de ses boutiques, de son offre culturelle, de ses loisirs – à pied, tout est accessible.
La dynamique est là, les espaces dédiés aux walkers se développent : zones 30, zones de rencontre, espaces piétonniers élargis, piétonisations temporaires fréquentes… les politiques d’aménagement et d’urbanisme donnent la priorité aux modes de déplacement doux. Les objectifs, entre autres, sont de favoriser la sécurité, réduire les pollutions atmosphérique, visuelle et sonore et de renforcer les interactions sociales. Marcher en ville est un acte discrètement militant.
Les villes changent, elles ouvrent grand leurs bras aux piéton·ne·s, elles respirent et se détendent, profitons-en. Mais les urbanistes ont encore de nombreux défis à relever. En témoigne le sneckdown, à savoir les espaces non utilisés par le trafic routier qui pourraient revenir aux piétons. Très révélatrices, la neige au sol ou les feuilles mortes permettent de distinguer ces trop nombreux espaces publics inutiles.
Prenons donc nos sacs à dos, enfilons nos chaussures, allons dehors, expérimenter le froid, le chaud, le sec et l’humide – la vie ! La ville nous attend. Des sentiers métropolitains se créent un peu partout pour redécouvrir les territoires et accéder à leur histoire, à leur identité. On marche aussi pour apprendre, pour se défaire des idées reçues, on secoue le corps et la tête se rend disponible à la nouveauté.
Chacun marche à sa manière. The Ministry of Silly Walks des Monty Python le souligne avec un brin de caricature, et des éclats de rire ! Dans la rue, on côtoie des gens aux démarches pressées, désinvoltes, joyeuses, stressées, rigolotes parfois, mais là n’est pas l’essentiel, ses démarches ne sont que des variations de la marche urbaine, source d’une indépendance délicieuse vécue par ces anonymes citadins.
Se déplacer de manière autonome et économe, sans assurance à payer, sans entretien à prévoir, sans retard à supporter : la marche en ville coche toutes les cases. N’être dépendant·e que de sa volonté de marcher pour rejoindre sa destination. Vive la liberté ! Et le bien-être qui en découle bien entendu, accessible à tout le monde, qui plus est.
Si le cœur vous en dit, marchez avec d’autres personnes, les discussions sont souvent plus fécondes dans le bercement d’une balade active que dans le confort des fauteuils. Ne vous privez pas de ces moments agréables avec des nomades urbains. Certains lieux perdus dans le maquis de la ville peuvent susciter à la fois un sentiment de peur et d’attirance. Vous aimeriez explorer tel ou tel endroit mais pas seul·e. Parlez-en, entourez-vous, et foncez ! Des marches exploratoires existent également pour rassembler, explorer et participer à la réflexion sur les espaces publics des habitant·e·s. Elle est alors un vecteur de réappropriation, d’empowerment, vous vous souvenez de la “marche du sel” de Gandhi ?(Gandhi encourage ses compatriotes à violer le monopole d'État sur la distribution du sel)
La musique ou l’écoute d’un podcast (ceux de DECATHLON, au hasard) peuvent aussi s’inviter dans la chorégraphie de votre trajet, pour recouvrir la mélodie des pas, vous emmener ailleurs, vous isoler de l’extérieur. La ville, quelquefois, apparaît menaçante ou fatigante, le casque ou les oreillettes ajoutent alors un filtre à votre autonomie. Quant à l’écran du téléphone, (trop) fidèle compagnon de route, il se laisse contempler en marchant mais vous courez le risque de sombrer dans un caniveau, d’embrasser un lampadaire, un arbre, un portique, de percuter un·e bipède sans plume, ou pire, de ne pas être présent à vous-même.
Chacun vit sa marche comme il l’entend, « je passe partout où un homme peut passer, je vois tout ce qu’un homme peut voir » disait Rousseau pour souligner les joies du marcheur solitaire. On part à la recherche de sentiers urbains insoupçonnés, de passages à explorer, de petits cadeaux que la ville couve malicieusement. Ou bien l’on part simplement à la conquête d’une baguette ou on s’engage modestement dans une épopée vers son lieu de travail.
Marcher en ville, c’est remettre le corps en ordre de marche, activer ses sens, rebrancher la curiosité, passer en revue la géographie urbaine, se laisser prendre dans des ambiances toujours reconfigurées, c’est mettre sa personne dans le tissu social et voir ce qui se passe en soi et au-delà, c’est jouer. Ce faisant, on ressent la ville, on s’y attache et on y contribue en la réinventant.
Pourquoi ? Parce que vous faites une activité physique. Pas de transpiration ici, ni de performance à viser, ni de douleurs à gérer, ni d’étirements à prévoir, ni de tenue particulière à endosser, rien, juste faire fonctionner votre corps de la façon la plus naturelle qui soit pour enclencher une mécanique céleste. Quoi donc ?
À peine 30 minutes d’arpentage et vous voilà déjà dans un voyage intérieur très agréable. Sérotonine, dopamine et endorphines sont au rendez-vous, en vous, pour vous faire du bien. Vous voici dans une zone de bien-être. Eh oui, la marche sécrète ce joyeux cocktail sans les contraintes du sport. Ça paraît simple, et ça l’est. Les effets positifs affluent.
Tonicité accrue, ligne tenue, capacités cardiorespiratoires améliorées, prévention et récupération de blessures, réduction des risques de développer des maladies chroniques en tout genre, d’infarctus, d’AVC, de diabète de type 2, d’obésité... Vos capacités de concentration, de mémorisation, de créativité sont revues à la hausse, rien d’étonnant à ce que vous soyez plus motivé·e, plus positif·ve, plus joyeux·se… peut-être même que vous dormirez mieux et que vous vivrez plus longtemps. Votre capital santé vous dit merci. Vos dépenses de santé ainsi que celles de la société à votre égard se prendront très sûrement les pieds dans le tapis. Banco !
La marche n’a donc rien d’ennuyeux. Jugez un peu, il se passe énormément de choses quand le mouvement de balancier des bras et des jambes s’active. Vous choisissez votre allure en fonction de votre humeur, de votre forme du moment, et enchaînez les pas en rentrant dans votre bulle ; cadence régulière, respiration calée, vous cheminez dans votre esprit pour y dénouer les nœuds, simplifier les choses, décompresser par le mouvement continu du corps. Vous tamisez. Le tri fait toujours du bien.
Un petit état méditatif s’installe, et le temps s’allonge sans encombre. Vous cherchez le vide ou égrenez les pensées en avançant, tout semble plus limpide, fluide, les griffes de la sédentarité vous font ruminer, patiner, la marche vous éclaircit les idées et vous détend, elle réinstalle de l’énergie, prodigue de la motivation, chasse le stress, vous régénère.
Le contexte de pandémie dans lequel nous évoluons depuis 2020 nous engage à prendre soin de nous et de la planète. Les pratiquant·es de la marche urbaine le font aussi, en silence, sobrement, inconsciemment même, et c’est peut-être encore mieux. Si ce n’est pas déjà le cas, n’hésitez pas à leur emboîter le pas !