Face aux poids et machines disponibles dans la section poids libres de votre salle de sport, l’angoisse vous prend aux abdos : partout, des hommes aux muscles saillants s’approprient les machines avec une aisance fascinante.
“Et si je me trompais ? Et si on me jugeait ?” Vous questionnez votre légitimité à vous trouver en ce sacro-saint lieu du biceps développé et du dos dessiné. Et si on s’en foutait, une bonne fois pour toutes ? C’est le mode de vie sportif choisi par Fatima, 27 ans, et Éléonore, 34 ans, aussi musclées que décomplexées.
“Vous savez ce que vous construisez là ? De la force, de l’énergie, de la puissance”, entend-on dans le documentaire en quatre volets d’Arte, Toutes musclées, signé Camille Juza. En prenant le pouvoir aux poids libres, c’est une fois de plus leur émancipation et leur légitimité à occuper l’espace public, y compris dans le milieu sportif, que les femmes travaillent.
Bien entendu, la zone poids libres de votre salle de sport n’est pas réservée aux hommes, mais elle reste essentiellement occupée par ceux-ci, ce qui peut freiner les femmes et minorités de genre. “Ce n’est pas facile de s’affirmer dans un milieu où on se sait sous représenté·e, et où on nous le fait allègrement remarquer, bien trop souvent”, appuie Fatima.
En effet, la jeune femme déclare recevoir régulièrement des remarques superflues de la part d’hommes présents à sa salle de sport. “On m’explique comment utiliser les machines alors que je n’ai rien demandé, on corrige ma posture en posant les mains sur mon corps alors que je n’ai pas autorisé ces gestes, ou on me prend en photo pendant mes squats en pensant que je ne vais pas le remarquer”, soupire Fatima. Si les malotrus ont longtemps intimidé la sportive, Fatima ne se laisse désormais plus faire. “Quand on m’explique des choses que je sais déjà, et qu’en plus, on me l’explique mal, je fais semblant de ne rien entendre et j’ignore royalement la personne”, rit-elle, “J’ai appris à avancer d’un pas sûr vers mes machines de prédilection, à imposer ma présence, et à faire comprendre aux hommes que je sais ce que je fais, et que j’ai le droit d’être là”.
Plus facile à dire qu’à faire ? Peut-être, mais le jeu en vaut la chandelle.
En scrollant sur Instagram, vous avez peut être déjà vu ces posts. Si, si, ceux qui se moquent des hommes ayant tout donné à la salle en haut du corps, arborant de fait une musculature saillante au niveau des bras et du dos… Et des petites gambettes toutes fines. Pourquoi sauter le “leg day”, vous demandez-vous sûrement ? Tout simplement parce que les exercices de jambes sont, encore aujourd’hui, perçus comme essentiellement féminins. “Les fentes bulgares, squats et autres exos ayant pour but de galber le fessier et dessiner les cuisses semblent réservés aux femmes, quand on regarde l’occupation des machines à la salle de sport”, souligne Éléonore, “Sur les bancs, aux haltères et aux poids libres, ce sont les hommes qui travaillent principalement le haut du corps et occupent l’espace.”
Pourquoi le travail des fessiers et des jambes est-il devenu un pilier sexiste en musculation ? La réponse est plutôt simple, et se trouve dans les injonctions genrées : les fesses galbées et jambes dessinées (mais attention, pas trop non plus) sont à la mode… chez les femmes. Pas question donc pour ces messieurs de s’adonner à des exercices physiques qui dessineraient leur royal fessier. “Pendant longtemps, je ne travaillais quasiment pas les jambes, et pas du tout le fessier, je me concentrais principalement sur le haut du corps”, explique Louis, adepte de la salle de sport, “Et puis un jour, ma copine m’a fait faire une séance bas du corps, et j’ai adoré travailler ces groupes musculaires”. Depuis, Louis alterne leg day et haut du corps, pour un travail global de sa musculature. “J’ai eu quelques remarques de mes potes à la salle, du style ‘bah alors, on travaille ses petites fesses pour l’été ?’, et j’ai compris qu’il y avait un problème sexiste derrière les exercices du bas de corps”, déplore Louis.
« La grâce, la souplesse, l'élégance, l'esthétisme... Ne soyez pas trop musclées, ne soyez pas trop viriles, ne soyez pas trop performantes », souligne Anaïs Bohuon, sociohistorienne, dans le documentaire d’Arte, Toutes musclées. Ces propos illustrent bien le constant paradoxe vécu par les femmes et minorités de genre dans le milieu sportif. “Il faut que l’on soit performantes, mais pas plus que les hommes, sinon ça dérange, musclées, mais pas trop, pour rester dans les standards de beauté”, soupire Éléonore, “Les seules disciplines dans lesquelles on a le droit de performer pleinement en paix, sont celles encore vues aujourd’hui comme féminines : la danse, la gymnastique, l’équitation…”
Pour Fatima, c’est une peine qui s’est longtemps faite ressentir sur ses épaules (musclées). “En tant que femme, il fallait que je performe, mais pas trop non plus”, relate-t-elle, “J’ai déjà vécu des situations extrêmement difficiles, où l’on a remis en question mon genre parce que j’étais trop performante, trop musclée”. Lors d’une compétition locale de power-lifting, sa musculation saillante attire l’attention d’une autre compétitrice, qui se serait alors empressée de lui demander si elle était bien cisgenre (ndlr : personne dont le genre attribué à la naissance correspond à son genre actuel). “Elle a insisté lourdement pour connaitre mon genre, savoir si j’étais une personne trans ou une femme cis, et en haussant la voix pour que tout le monde entende. Dans sa tête, il était impossible qu’une femme cis ait une musculature aussi développée, et performe autant”, affirme Fatima, “Comme si avoir des muscles et performer était réservé aux hommes, et les minorités de genre et femmes devaient être privées de cette possibilité”.
Pourtant, lorsqu’elles sous-performent, les femmes subissent aussi de nombreuses critiques et ce, toutes disciplines confondues. Chutes de vélo et autres fails sportifs sont régulièrement mis en avant sur les réseaux sociaux, accompagnés de remarques sexistes, quand les réussites sont quant à elles davantage passées sous silence. “La marge de tranquillité est mince pour les femmes dans le milieu sportif”, souligne Fatima, “Il faut performer, mais pas trop, et si on sous-performe, on se fait lyncher aussi”.
Mais alors, comment s’émanciper des injonctions genrées dès la salle de sport, aux poids libres comme ailleurs ?
En infériorité numérique, il peut sembler difficile de s’affirmer, tout particulièrement dans un lieu public. “Au début, j’avais peur de m’afficher, que mon refus de m’écraser fasse des vagues”, se souvient Fatima, “Et puis, je me suis rendue compte que ne rien dire et jouer le jeu de ceux qui me font comprendre que je ne suis pas à ma place me coûtait mentalement, plus que de m’affirmer et de dire haut et fort que je sais ce que je fais aux poids libres”. Trop, c’est trop, la jeune femme opère un tournant et reprend le pouvoir aux poids libres de sa salle de sport.
↪ Vous êtes forte
Un jour, la jeune femme en a assez. Après une énième perturbation dans sa série de mouvements et alors même qu’elle avait mis un casque sur les oreilles pour signifier sa volonté de travailler en paix ses cuisses à la presse, un sportif la dérange en lui tapotant l’épaule. “Il m’a dit que si je ne voulais pas me blesser, il fallait enlever du poids sur la presse”, relate Fatima, “J’ai demandé selon qui, il m’a répondu ‘selon moi’, et j’ai juste rétorqué ‘eh bah t’as tort’, et j’ai remis mon casque”. Elle entend en fond sonore l’homme grommeler avant de repartir vaquer à ses occupations. Aucune honte pour Fatima ce jour-là, seulement un sentiment de satisfaction à l’idée d’avoir affirmé sa légitimité à occuper la zone poids libres.
↪ Vous êtes légitime
Pour Éléonore, la pilule des remarques masculines n’est également jamais passée. “Je suis coach sportive et infirmière dans la vie, je sais donc m’occuper de mes muscles, bien mieux d’ailleurs que la plupart des hommes de ma salle de sport, de ce que je peux en voir”, rit l’experte, “Pourtant, ce sont bien les mêmes qui viennent me voir à chaque séance pour corriger ma posture”. Elle aussi se souvient du jour où elle s’est affirmée. Face à un homme qui lui soutient que son positionnement en soulevé de terre sumo n’est pas le bon, elle lâche sa barre et lui explique en long, en large et en travers, et à grand renfort de jargon technique qu’il a tout simplement tort, puis clôt la conversation poliment, mais froidement. “Je me suis sentie puissante et en accord avec mon savoir”, explique Éléonore, “Ça m’a fait du bien de ne pas minimiser mes compétences, et au contraire, de les assumer face à quelqu’un qui cherchait à m’imposer un mouvement potentiellement dangereux pour mes lombaires. Qui sait, j’ai peut-être même sauvé les siens, avec mon petit laïus”.
↪ Vous n’êtes pas seule
Si vous n’êtes pas du genre à oser faire entendre votre voix, ce n’est pas grave. Comme beaucoup de choses dans la vie, ça se travaille, et ça prend du temps. En attendant, être épaulée d’une sœur (ou plus) de musculation peut se révéler un atout majeur dans votre ascension vers l’empowerment musclé. Demandez à une amie de vous accompagner à la salle de sport, et travaillez ensemble vos groupes musculaires. À deux, trois ou autant que vous le voulez, il sera plus difficile de vous approcher, et à vous la tranquillité !
↪ Vous avez le droit de ne pas savoir
Cette machine ou cette barre de musculation vous fait de l’œil, mais vous ne savez pas vraiment comment l’utiliser, et vous doutez de votre capacité à reproduire ce que vous avez pu voir à travers les quelques tutoriels visionnés ? Demandez. Si les hommes peuvent le faire, vous le pouvez aussi, et ça n’entachera en rien votre légitimité à occuper la zone poids libres de votre salle de sport. Des coachs sont à votre disposition dans la plupart des salles de sport, et sauront vous aiguiller. Vous pouvez également demander à d’autres sportif·ves présent·es dans votre salle. Refuser les conseils non sollicités ne veut pas dire que vous ne pouvez plus rien demander aux autres sportif·ves de votre salle.
↪ Et surtout, vous en êtes capable
Une chose est sûre, votre corps n’a besoin de l’approbation de personne pour être capable de mille et une performances. C’est tout le propos du documentaire d’Arte, Toutes musclées : en dehors de toute considération physique, votre corps mérite d’être salué pour ses exploits. Que vous souleviez 5 ou 150 kilos, l’essentiel, c’est de donner votre maximum pour battre vos propres records, gagner en confiance en vous et aimer votre corps à sa juste valeur.
En bref, si le milieu sportif a encore bien du chemin à parcourir en matière d’égalité des genres, les femmes et minorités de genre ne lâchent ni leurs ambitions, ni leur volonté d’atteindre l’empowerment nécessaire à leur émancipation, aux poids libres comme ailleurs.